Figures libres. Métaphysique du développement durable
Si l’on vous dit que la philosophie est capable d’indiquer une issue aux impasses de l’économie actuelle, vous avez le droit d’être sceptique. Si l’on vous précise qu’un détour par la métaphysique est en mesure de déjouer la course mortelle d’une expansion capitaliste illimitée, vous pouvez être dubitatif. Et si l’on finit par vous affirmer que le néoplatonisme, Plotin et Proclus, la dialectique de l’un et de l’être sont susceptibles de contrebalancer Marx et Schumpeter, et mieux encore de dessiner le chemin d’un développement durable sans décroissance ni technophobie, alors vous pouvez être légitimement déconcerté et incrédule. C’est que vous n’avez pas encore lu l’impressionnant travail de Pierre Caye, directeur de recherche au CNRS, Critique de la destruction créatrice. Car si vous entrez dans ce parcours étonnant, qui exige un lecteur aguerri mais sans œillères, vous découvrirez qu’économie et métaphysique ont partie liée, que penseurs antiques et questions actuelles peuvent se rapprocher de manière non seulement éclairante mais réellement féconde. En voici un aperçu.
En 1942, l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, ancien ministre des finances, publie, en exil aux Etats-Unis, Capitalisme, socialisme et démocratie. Au chapitre VII, Schumpeter définit la « donnée fondamentale du capitalisme » comme étant la « destruction créatrice », qui « révolutionne constamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant perpétuellement des éléments neufs ». Désormais sans frein, sans limite, sans contrepoids, ce processus détruit, mais définitivement. Il crée, mais surtout des déchets, des rebuts, des dégâts humains sans nombre. Globalement, la démarche de Pierre Caye consiste à confronter cette production capitaliste avec ce qu’elle oublie : il existe d’autres conditions indispensables, concernant tout ce qui doit être reproduit, transmis, préservé. Si nous devons transformer le monde, il nous faut aussi le conserver, protéger le patrimoine commun.
Changements de perspective
Pas question pour autant de condamner la technique ni de prôner la décroissance et le retour à quelque nature perdue. Le chemin est plus subtil et plus intéressant : il s’agit, pour Pierre Caye, que nous puissions concilier progrès et patrimoine ou, si l’on préfère, expansion et durée. Ce qui suppose plusieurs changements de perspective, notamment : comprendre que l’être produit mais que l’un conserve ; voir comment la technique a pour objet les limites plutôt que l’illimité ; se souvenir qu’il existe des créations humaines non destructrices (architecture, institutions) ; réhabiliter le droit comme technique de l’improduction ; réorganiser l’éducation… Pour plus de détails et de précisions, aventurez-vous dans ce livre foisonnant, profondément original et novateur.
Car il tourne autour de cette conviction centrale : « La résistance que réclame notre temps est non pas physique, mais métaphysique. » La solution serait donc dans cet apparent détour par des questions qui, au premier regard, semblent lointaines. Moralité : la civilisation est en crise, la politique en panne ? La production s’accélère, les dangers pour la planète s’accroissent ? Faites de la philosophie ! Non pour vous détourner du réel, vous anesthésier, vous consoler, mais pour comprendre nos impasses, et discerner les conditions d’un avenir possible. Inutile d’expliquer que c’est urgent.
Critique de la destruction créatrice. Production et humanisme, de Pierre Caye, Les Belles Lettres, 334 p., 27 €.