Francis Wolff donne le « la »
On peut concevoir un monde sans musique. On y trouverait des bruits, des cris, des sons, mais aucune mélodie. Ni tambour ni trompette, pas un chant, pas une salle de concert, pas un club de jazz… Ce qui manquerait ? Une dimension essentielle, pour nous, de l’existence – aussi évidente que difficile à définir : pulsation des souffles, rythmes qui donnent envie de danser, de taper des mains et des pieds, airs qui font pleurer, rêver, partir on ne sait où. Pareil univers, assurément, ne serait pas humain. Partout où existent des êtres humains, il y a des musiques, de la musique. Mais pourquoi donc ? D’où vient au juste cette création multiforme ? En quoi consiste-t-elle ? A quoi correspond-elle ? Questions redoutables, exigeantes, au premier regard insolubles. Pas pour Francis Wolff.
Ce philosophe, professeur à l’Ecole normale de la rue d’Ulm, à Paris, remarqué pour des travaux de belle tenue, signe aujourd’hui, avec Pourquoi la musique ?, un livre à proprement parler extraordinaire. Il y accomplit en effet cet exploit rarissime : éclairer des énigmes complexes de manière cohérente et neuve, tout en s’adressant – de façon accessible, vivante, sensible – à des lecteurs qui ne sont ni musiciens professionnels ni philosophes de métier. On se trouve vite saisi du sentiment d’avoir affaire à un travail qui fera date, va s’imposer comme une référence, un passage obligé pour toute réflexion sur l’essence, et les sens, de la musique. De l’Antiquité au romantisme, du grégorien au rap, toutes les musiques du monde, tous les genres, tous les styles sont convoqués. Que fait la musique au corps ? A l’esprit ? Que dit-elle ? Que crée-t-elle ? Aucune question de fond n’est laissée de côté. Malgré tout, dans cette analyse dense, quelle limpidité, quelle aisance de style ! Les exemples abondent, et 88 extraits de musiques accompagnent la lecture sur le site Pourquoilamusique.fr. L’intelligence est aiguë, mais chaleureuse. Mine de rien, la philosophie en sort, pour une part, transformée.
Paradoxale pureté
Car il s’agit de réécrire autrement Platon – ni plus ni moins. Francis Wolff revisite à sa manière l’allégorie de la caverne, au livre VII de La République. Comme on sait, Platon met en scène des prisonniers, attachés depuis l’enfance, qui regardent droit devant, sans pouvoir tourner la tête. Leur unique réalité, ce sont les ombres portées sur le fond de la caverne. Ils sont comme les spectateurs d’un film ne sachant pas qu’ils sont au cinéma, ni qu’il existe, en dehors de la salle, un vrai monde. Ce dispositif fondateur de la philosophie, Francis Wolff le bouleverse. Ces prisonniers qui nous ressemblent, il les imagine dans une caverne uniquement sonore. Ils se retrouvent plongés dans des événements acoustiques, sans contours ni origines déterminables. Ces sons, comme autant d’« événements sans choses », leur paraissent plus ou moins inquiétants, menaçants, envahissants. Alors que les choses visibles possèdent des bords, et restent au-dehors du corps, les sons ne sont pas d’emblée repérables, et ils s’immiscent partout.
Pourtant, dès que les prisonniers peuvent bouger, taper dans leurs mains, cogner le sol, les voilà qui commencent à maîtriser cet univers d’abord irreprésentable. Sans sortir de la caverne, sans s’évader du sensible, sans contempler de modèles éternels, ils inventent le « monde musical » – celui où les sons se trouvent volontairement produits. Pour passer de ce monde musical à la musique, il faudra distinguer les sons par timbre, durée, hauteur, c’est-à-dire inventer les notes et leur organisation. La musique déploie ainsi « un monde imaginaire d’événements purs », qui soudain fait danser le corps et emporte l’esprit.
Francis Wolff fait la lumière sur cette paradoxale pureté : la musique nous fait bouger sans que nous allions quelque part, nous émeut sans que nous puissions qualifier, ou classer, cette émotion. « Elle nous transporte. Nulle part. Mais puissamment. » Elle ne « dit » rien, à proprement parler, pourtant elle exprime. Avec quantité de riens, elle engendre un monde sensible réorganisé, où tout s’enchaîne comme par magie. « De l’enfant qui tape sur son assiette avec sa cuillère au flûtiste du paléolithique, du chanteur des rues à Chostakovitch, tous les musiciens représentent un monde idéal d’événements qui adviennent en ordre et se comprennent les uns par les autres ; et ce monde, ils le créent ou ils l’imaginent à partir des propriétés sensibles des événements, leurs sons, leur durée, hauteur, timbre, intensité. La musique réalise des mondes imaginaires que la métaphysique ne peut pas même imaginer, où nos pourquoi sont satisfaits. »
Tout cela ne donne qu’un bien faible aperçu de ce travail majeur. Il faut s’y plonger, suivre ses démonstrations, éprouver sa juste mesure, goûter sa réelle allégresse. Après avoir élaboré une logique avec Dire le monde (PUF, 1997), Francis Wolff livre ici son esthétique, et s’affirme comme un philosophe de premier plan.
Pourquoi la musique ?, de Francis Wolff, Fayard, « Histoire de la pensée », 464 p., 22 €.