John Dewey, philosophe du pragmatisme
Étrange tour de l’Histoire : voilà un grand penseur américain, peut-être le plus important de tous, mort il y a déjà soixante ans, et nous commençons seulement à le lire… en découvrant qu’il parle de l’actualité mieux que personne ! Il est question de refonder l’école ? C’est un des inventeurs de la pédagogie moderne. On se gargarise de tous côtés avec les « valeurs », sans trop savoir de quoi il s’agit ? Il a réfléchi sur leur formation et leur sens. La démocratie semble frappée de lassitude ? Il explique qu’elle constitue, bien plus qu’un régime politique, une manière de vivre. Est-il question du rôle social de la philosophie, de la place cruciale de l’expérience dans l’existence, de la réinvention de l’humanisme ? Dewey a déjà scruté tout cela et nous avons mille raisons de le lire et de prendre la mesure de l’efficacité de son pragmatisme.
Attention aux faux amis ! « Pragmatisme » est un modèle du genre. Dans le vocabulaire des philosophes, le terme ne désigne plus, comme dans la langue de tous les jours, le réalisme en affaires, ou en politique, qui fait renoncer à des valeurs et à des idéaux au nom de l’intérêt bien compris. En philosophie, c’est un courant de pensée qui considère les vérités comme des processus et les pensées comme des expériences. On le redécouvre, en Europe, après un temps d’oubli.
Date de naissance du mouvement : entre 1865 et 1872. Lieu : Cambridge (Massachusetts). Autour d’un philosophe, logicien et astronome de génie, Charles Sanders Peirce (1839-1914), se réunit alors un discret mais très inventif Club métaphysique. Les objectifs de ce petit groupe sont immodestes : repenser les notions de vérité, de connaissance, de philosophie – entre autres… L’un des membres, William James, va populariser le terme « pragmatisme », « nouveau nom pour d’anciennes idées », durant les premières années du XXe siècle. Bergson préface la première traduction française de son livre « Le pragmatisme ». Mais le développement philosophique du mouvement restera avant tout une affaire américaine.
Penseur-fleuve
Avec pour figure centrale John Dewey. Ce penseur-fleuve analyse et transforme les méthodes d’éducation, les relations aux sciences, la conception de la démocratie, l’approche de la vie quotidienne, le sens de l’égalité des sexes, la place des valeurs, le rôle des arts, la reconstruction de la philosophie. Sur tous ces registres, lire Dewey est réellement stimulant et on ne peut continuer à l’ignorer. La plupart de ses textes majeurs sont à présent traduits en français… avec seulement quelques décennies de retard !
Honte à notre indifférence, notre suffisance, notre négligence ! Il est temps de prendre en compte, enfin, ce philosophe considérable. Par l’étendue de son oeuvre : pas moins de trente-sept volumes de The Collected Works. Par la longévité de son influence : il meurt à 92 ans, en 1952, après avoir été suractif presque trois quarts de siècle. Par la diversité de ses interventions politiques, par sa notoriété qui n’eut rien à envier, de son vivant, à celle d’un Bertrand Russell. Mais avant tout, bien sûr, par la puissance de ses analyses et l’unité de sa démarche.
Car cet homme n’a rien d’un touche-à-tout papillonnant d’un thème à un autre. Ce qui unifie sa pensée, c’est la notion d’expérience. Il donne à cette vieille idée un contenu neuf, bien plus vaste que son sens usuel. L’expérience, pour Dewey, rassemble et combine la totalité de nos interactions avec notre environnement, qu’il soit physique, biologique, familial, social. Et cette expérience n’est jamais passive : il n’y a pas pour lui d’un côté le monde et de l’autre la conscience, qui enregistrerait les phénomènes du dehors. Au contraire, toute expérience et toute existence sont constituées par des interactions, des façonnements réciproques, des « transactions », comme il dit, entre une multitude de facteurs.
Bête noire
Le pragmatisme de Dewey est donc avant tout une pensée du processus : dans la pensée et dans le monde, tout est continûment « in the making », en train de se faire. Du coup, c’est aussi l’idée de vérité qui change : nos idées, nos critères moraux, esthétiques ou politiques ne constituent pas des données éternelles. Ils résultent d’échanges et sont en perpétuelle évolution. La caractéristique centrale de cette démarche est de permettre d’en finir avec tous les ensembles clos. Au lieu de figer l’homme, la nature, la science, la société dans des sphères étanches et fermées sur elles-mêmes, le philosophe propose de concevoir leurs relations dans ce qu’elles ont de mobile et d’évolutif.
Ce cadre global, John Dewey l’explique et le justifie dans plusieurs ouvrages fondateurs d’une grande densité théorique. Expérience et nature, publié en 1925, récemment traduit en français, est sans doute le plus « métaphysique » d’entre eux, et aussi le plus ardu. Le penseur y développe sa conception d’une unité intégrée de l’existence : nos expériences de la nature ont lieu dans la nature. Cette somme exigeante aborde méthodiquement, à partir de ce premier ancrage, le statut de la connaissance, de l’art, de la philosophie. Mais les lecteurs qui sont moins aguerris aux textes arides peuvent aborder Dewey par ses écrits consacrés à l’école, à la démocratie, à l’esthétique.
Car Dewey a commencé par être instituteur. Bien avant Montessori et consorts, qui sont en partie ses héritiers, il a fondé un mouvement pédagogique qui place l’expérience au coeur des apprentissages : c’est en faisant que l’enfant doit apprendre, en découvrant dans ses propres besoins la nécessité des savoirs de l’humanité. Aux États-Unis, Dewey a fini par devenir la bête noire des défenseurs d’une école appliquant les programmes et transmettant des savoirs. Ses adversaires ont caricaturé ses positions, l’ont présenté comme un rousseauiste naïf désireux de développer la seule spontanéité enfantine au détriment des connaissances de base. Ce n’est pas le cas. Au contraire, ce qui fait la force et la singularité du pédagogue, c’est bien l’idée philosophique d’une expérience humaine reliant la vie concrète des enfants et les sciences les plus sophistiquées. Sans oublier qu’il combat aussi la passivité dans la formation des élèves, parce qu’elle ferme la voie à la la liberté des citoyens.
Défenseur acharné de la souveraineté du peuple, Dewey y voit bien plus qu’un régime politique défini et limité. C’est en fait la manière d’être de l’expérimentation collective permanente. Dans cette perspective, l’histoire se rouvre, car rien n’est jamais figé ni fixé une fois pour toutes : la route se construit à mesure qu’on avance. Ce qui fait aussi de ce philosophe un penseur sans dogmatisme : convaincu que l’humanité peut progresser, qu’il dépend de ses réflexions et de ses actes qu’elle s’améliore, il ne chante pas pour autant la certitude de lendemains radieux. Si le pire n’est jamais certain – Dewey n’est pas pessimiste -, il n’est jamais assuré.
Soucieux d’inclure les idées et leur mouvement dans la cité, ce géant n’a jamais voulu être un philosophe en retrait, coupé des conflits et des événements de son temps. Démocrate, libéral, ami des sciences, darwinien, humaniste, John Dewey est aux antipodes d’un Heidegger, technophobe, ami des régimes forts, proclamant que « la science ne pense pas ». Il est dommage qu’on n’ait pas lu plus tôt, en France, un auteur qui ne projette pas de déconstruire la philosophie, mais bien de la reconstruire. Mais il n’est pas trop tard. Et la découverte est passionnante.
Expérience et nature, de John Dewey, traduit de l’américain par Joëlle Zask (Gallimard, 480 p., 32 euros).
Repères
1859 Naît à Burlington.
1894 Professeur à l’université de Chicago.
1899 Publie The School and Society.
1904-1930 Professeur à l’université Columbia.
1919-1921 Conférences au Japon, en Chine.
1937 Préside la commission d’enquête sur le procès Trotski à Mexico.
1952 Meurt à New York.
Quelques formules clés
– » Ce que l’humanisme signifie pour moi est une expansion et non une contraction de la vie humaine, une expansion dans laquelle la nature et la science de la nature se sont faites servantes consentantes du bien humain. »
– » La démocratie et l’unique, ultime, idéal éthique de l’humanité, sont à mon avis synonymes. »
– » Si la philosophie doit jamais devenir une science expérimentale, le point de départ en est la construction d’une école. »
– » On peut affirmer sans risque que chaque aspect, chaque contenu, chaque structure et chaque phase de la vie humaine ont été radicalement transformés, directement ou indirectement, pour le meilleur et pour le pire, par les révolutions industrielles et technologiques qui prolifèrent et s’accélèrent. »
– » Il est nécessaire de considérer l’expérience et de bien saisir sa signification pour surmonter l’impuissance, héritée du passé, à voir ce qu’il faut voir à travers les continuités que manifeste ce qui est en processus et uniquement cela. »
– » L’expérience esthétique est expérience dans sa totalité (…) libérée des forces qui entravent et embrouillent son développement. »
Oeuvres de Dewey
Une dizaine de volumes de Dewey sont actuellement disponibles en français, parmi lesquels :
– » Expérience et nature « , traduit de l’anglais par Joëlle Zask, présenté et annoté par Jean-Pierre Cometti, postface de Joëlle Zask (Gallimard, » Bibliothèque de philosophie « ).
– » Démocratie et éducation « , traduit de l’anglais par Gérard Deledalle (Armand Colin, 1990).
– » Reconstruction en philosophie » (Editions Farrago-université de Pau, 2003).
– » L’art comme expérience « , traduit de l’anglais par Jean-Pierre Cometti (Gallimard, 2010).
– » La formation des valeurs « , traduit de l’anglais par Alexandra Bidet, Louis Quéré, Gérôme Truc (La Découverte, 2011).
A lire également : – » Qu’est-ce que le pragmatisme ? « , de Jean-Pierre Cometti ( » Folio « , 2010).