Aléxis Tsípras chez Aristophane
Les Grecs ont plus d’un tour dans leur sac. C’est même à cette intelligence de la ruse que se reconnaissent leurs héros. Ulysse est dénommé par Homère « polutropos », ce qui signifie à peu près « aux mille tours », jamais à court d’expédient, toujours prêt à surprendre par quelque stratagème ingénieux. Je parle, bien entendu, des Grecs de l’Antiquité, des surprises qu’ils nous réservent encore. Ils ont une curieuse manière d’être à la fois dépassés et en avance, si loin et si près de notre actualité. Par exemple : Aristophane, ce génie de l’humour grinçant et du paradoxe, interroge aujourd’hui la situation créée par l’arrivée d’Aléxis Tsípras au pouvoir.
Le texte de sa dernière comédie, créée devant le peuple d’Athènes en 388 avant Jésus Christ, résonne en effet de manière insolite – voire insolente – sur les événements en cours. Personnage-titre de cette pièce : Ploutos, dieu de la richesse et de l’argent.
Le malheureux a été rendu aveugle par Zeus. C’est pourquoi il est injuste. Incapable de discerner à qui profitent ses largesses, et qui en est privé, il les distribue au petit bonheur. Le résultat est connu : des crapules roulent sur l’or, des scélérats ne manquent de rien, des fainéants mènent grand train. Pendant ce temps-là, des foules de braves gens se serrent la ceinture, quantité d’honnêtes travailleurs se privent. A la caste des nantis revient l’opulence, à la masse des petits la misère.
Il n’y a pas grand effort à faire pour trouver fort proche cette antique dénonciation des inégalités et le discours actuel de Syriza : une politique aveugle d’austérité prive de l’essentiel la majorité des braves gens, alors que des parasites corrompus s’enrichissent sur le dos du peuple. Il est donc temps de s’indigner, de rétablir la justice, d’arrêter ces errements.
Il faut rendre la vue au dieu de l’argent : c’est le thème de la pièce, comme celui de la nouvelle politique grecque. Ploutos est conduit, pour être soigné, dans le temple d’Esculape, de même que les détenteurs de la dette grecque devraient avoir incessamment les yeux dessillés. L’ennui, c’est que ça ne marche pas si simplement – en tout cas, dans la comédie antique – parce que la Pauvreté, autre personnage central, ne se laisse pas faire.
« Nous te chasserons de toute la Grèce », lui dit Chrémyle, le laboureur honnête qui manque de pain. On veut éliminer la misère ? La faire disparaître du paysage ? La remplacer, définitivement, par la prospérité générale ? Attendez-vous au pire ! Aristophane invente, avec une ironie aiguë, l’éloge du manque et de la rareté, considérés comme moteurs indispensables aux actions humaines, aux ambitions, au travail et à la concurrence. « Moi qui habite avec vous depuis tant d’années », dit la Pauvreté aux Grecs, « je suis préférable aux richesses ». Si plus personne n’a faim, si tous sont repus, alors c’en est fini de la société ! Bien sûr qu’il faut faire sa part à l’ironie, à la provocation. Mais il serait possible d’entendre aussi, dans cet éloge de la pauvreté, une mise en garde envers les politiques d’assistanat, la perte de tout appétit d’entreprendre menaçant un pays sous perfusion constante.
La Pauvreté, chez Aristophane, met en garde les Grecs contre les hommes politiques : ils veulent le bien du peuple tant qu’ils sont pauvres, et deviennent ses pires ennemis dès qu’ils se sont enrichis à ses dépens…
La fin de la pièce n’a rien pour rassurer. Ploutos a recouvré la vue. Il distribue désormais ses largesses à bon escient. Mais le projet de « changer la vie dure et misérable » pour la rendre « douce et agréable » crée finalement plus de désordre que de bonheur. Le chaos s’annonce : plus personne ne fait de sacrifices, les dieux sont affamés, les relations humaines perturbées. A chacun de juger si la pertinence de cette comédie est forte ou faible. En tout cas, elle jette sur l’actualité une lumière frisante.
On voit même, dans les derniers dialogues, arriver sur scène une dame très âgée. Elle se plaint de ne plus voir chez elle son jeune ami. Quand elle était triste, il venait lui parler, en toute amitié. Fort riche, elle lui donnait tantôt de quoi s’acheter un manteau, des souliers, tantôt ce qui était nécessaire pour payer une tunique à sa soeur, quelques vaches à sa mère. Depuis que plus personne ne manque de rien, il ne met plus les pieds chez elle. Rien à voir avec Tsípras, cette fois. Aristophane, qui a plus d’un tour dans son sac, parle visiblement d’un autre titre de cette semaine. Diable d’homme…