Huis clos 2 La peur n’est pas l’angoisse
La peur, nous l’avions oubliée. Chacun, bien sûr, conservait ses craintes. Certains cultivaient même de singulières phobies. Mais les grandes terreurs, collectives, profondes, terribles étaient devenues histoires anciennes. Même nos fantasmes d’effondrement, nos récentes paniques collapsologiques avaient des airs de train fantôme pour fêtes foraines. En peu de jours, tout a changé. Tous, nous apprenons la frayeur.
Elle prend divers visages : peur d’attraper le virus, d’en être gravement atteint, de voir l’un de ses proches disparaître. Mais aussi : crainte de perdre son emploi, de voir son budget amputé, de ne plus discerner l’avenir. Ou simplement, heure par heure, se demander si l’on n’aurait pas touché la mauvaise poignée, croisé une personne contaminante, si l’on ne serait pas, déjà, sans symptôme, porteur, vecteur. Alors, nous disons que l’angoisse nous submerge. Nous ne voyons plus d’issue.
Pourtant, peur et angoisse ne sont pas synonymes, et leur différence offre peut-être une issue praticable. En relisant les Modernes, on constatera combien les deux se distinguent – si fortement qu’il deviendra difficile de les confondre, comme on le fait trop souvent. S’il fallait tout expliquer, ce serait fort long, en cheminant de Kierkegaard (Le Concept de l’angoisse, 1841) à Sartre (L’Etre et le Néant, 1943), en passant également par les deux élaborations successives de l’angoisse chez Freud et par de nombreuses pages d’Heidegger (Etre et Temps, 1927, notamment § 40).
L’angoisse sourd du dedans
Sans entrer dans ces méandres, les traits distinctifs peuvent se schématiser ainsi : la peur a un objet, l’angoisse n’en a pas. La peur naît du dehors, l’angoisse sourd du dedans. Si la peur est bien un sentiment, elle demeure « objective », du fait de sa relation à des situations extérieures. Au contraire, c’est de nous seuls que parle l’angoisse, et non du monde qui nous entoure. Elle est liée à nos désirs et nos pulsions (Freud), à notre désarroi d’existant jeté dans le monde (Heidegger), à notre liberté absolue (Sartre).
A quoi pareille distinction peut-elle nous servir, dans la panique présente ? Une indication lumineuse se trouve chez Kierkegaard, à la toute fin du Concept de l’angoisse, essai superbe mais pas réellement facile. L’hypocondriaque, celui qui tremble toujours d’être malade, « a peur du moindre rien, écrit-il, mais quand c’est le tour des vrais événements, il commence alors à respirer, et pourquoi ? Parce que cette réalité grave n’est cependant pas si terrible que le possible qu’il avait formé de lui-même et dont la formation employait toute sa force, tandis qu’à présent il peut l’employer toute contre la réalité ».
La leçon n’est pas mince. Elle enseigne combien la peur ramène au réel, et permet d’agir. Parce qu’elle se surmonte. Socrate l’expliquait déjà au général Lachès : le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de se battre malgré la trouille. En revanche, on ne se délivre pas de l’angoisse. Il arrive évidemment d’en être plus ou moins transi. Mais personne ne peut s’en dire tout à fait exempt, à jamais délivré, puisque l’angoisse est métaphysique, religieuse, existentielle, indépassablement humaine.
Il ne faut donc pas craindre d’avoir peur. Et se fier comme toujours aux ressources du langage commun. Il nous apprend que l’angoisse est sans couleur, alors que la peur est bleue. Comme une orange, ajouterait Eluard. C’est ce qui la rend terrestre, praticable. Et même préférable, ces temps-ci.