Les Juifs, nous tous
L’abjection se poursuit. Elle diffuse, s’amplifie, affreusement ordinaire. Après des assassinats de femmes, à Paris, au motif qu’elles étaient juives (Sarah Halimi, 3 avril 2O17, Mireille Knoll, 23 mars 2018), après la hausse de 74% des agressions antisémites dont font état les plus récentes statistiques, cette banalisation de l’immonde gagne encore du terrain. Comme aux heures sombres de l’histoire contemporaine, on voit de nouveau « Juden » tracé sur des vitrines de magasin, des passants molestés parce que juifs, des tombes juives profanées. Et des croix gammées sur les portraits de Simone Veil.
Faire silence, c’est être complice. Ici, le devoir d’ingérence s’impose à tout chacun – quels que soient, par ailleurs, ses convictions, opinions et engagements. Car l’antisémitisme n’est pas l’affaire des juifs. Pas non plus le domaine réservé des antisémites. C’est l’affaire de tous, par-delà les familles, les métiers, les partis. Le plus obscène serait de croire que les persécutions antisémites négligeables parce que ce sont « des malheurs qui arrivent aux autres ». Faux ! Ce sont des menaces pesant sur toutes les libertés. Il ne suffit pas de le dire et de le redire. Il faut aussi rappeler pourquoi.
Ces insultes, offenses et attaques ne sont jamais des opinions inoffensives, car ce sont des prémices de meurtres. L’histoire est jalonnée de pogroms où l’on a massacré des juifs après les avoir soupçonnés, méprisés et calomniés. On dira qu’il en va de même de tous les racismes, de toutes les xénophobies, voire de toutes les haines. D’abord des mots, ensuite des coups. Finalement, des cadavres. C’est exact. Sur ce registre, dès qu’on méprise, meurtrit et assassine, toutes les victimes sont semblables, toutes les ignominies s’équivalent. Il existe toutefois, aujourd’hui une singularité de l’antisémitisme.
Elle ne provient ni du nombre des victimes ni d’une qualité particulière. Elle est liée à ce fait : le peuple juif est le seul à avoir fait l’objet, au XXe siècle, d’une tentative d’extermination totale. Les nazis ont voulu « en finir » avec les juifs et avec le judaïsme de manière intégrale et définitive. Il s’agissait de les éradiquer, les anéantir et les effacer de l’histoire sans retour. Or ceci est sans exemple, car les plus acharnés des racistes n’ont jamais forgé le projet d’exterminer, jusqu’au dernier, les noirs, les jaunes ou les rouges. Les racismes bafouent la dignité, les droits égaux de tous les humains. L’antisémitisme exterminateur dénie au peuple juif le droit même d’exister.
On pourrait objecter que les signes de la haine anti-juive actuelle sont autrement configurés. On y discerne en effet des fantasmes de complots, qui font croire aux juifs maîtres du monde, de la finance, du pouvoir et des médias. On y retrouve la défiance envers les élites, l’autorité, la mondialisation. Craintes et frustrations n’auraient qu’une seule cause. Les maux dont nous souffrons auraient des responsables identifiés. Ce vieux scénario du bouc émissaire est inusable parce qu’efficace : il simplifie tout. Finis le monde complexe, les causalités multiples. Pas besoin d’analyses, de réflexions, de créativité. L’origine des troubles est déjà trouvée.
Il suffira d’agir contre cette cause unique pour que tout aille mieux. C’est là que l’on revient vers la pente glissante qui conduit, inéluctablement, de la stigmatisation vers l’extermination. On commencera par désigner les juifs, puis on les destituera de la fonction publique, comme le décida le régime de Vichy. Bientôt on les expulsera, confisquera leurs biens, puis on les déportera. Sous d’autres formes, peut-être. Avec les mêmes résultats, sûrement. Car rien ne saurait être exclu. Personne en France, en 1938, ne croyait vraiment possible ce qui s’est passé ensuite. Si l’impossible a eu lieu une fois, pourquoi pas deux ?
Voilà pourquoi rien n’est bénin. Et pourquoi il ne faut rien passer sous silence, et ne rien négliger. Ni l’héritage toujours vivant des nazis français, ni l’antisionisme virulent de l’extrême gauche, ni leur alliance de plus en plus active. C’est pourquoi il appartient à chacun, et avant tout aux non-juifs, de combattre la peste sur tous les fronts : répression, éducation, explications, protestations, solidarité… L’ennemi principal n’est pas l’antisémitisme. C’est notre consentement résigné, notre sentiment d’impuissance et d’à quoi bon. L’abjection se nourrit d’apathie. Il faut l’affamer.