Voyage en désir inconnu
Etre homosexuel, mais qu’est-ce donc ? On pourrait croire la question évanouie. Comme si, désormais, il suffisait de répondre : « rien de spécial »., Libéralisation des mœurs, évolution des mentalités, mariage pour tous, multiplication des Gay Pride, audience des mouvements LGBT… indiquent en effet un affaiblissement accéléré des exclusions anciennes. Désirer des gens du même sexe que le sien a pratiquement cessé d’être monstrueux, diabolique ou pathologique. En tout cas dans les sociétés ouvertes et libérales. Seules des cultures closes, archaïques et crispées connaitraient encore l’incompréhension, l’exclusion, les persécutions envers les homosexuels. Voilà qui semble globalement exact. C’est pourtant bien trop vite dit. Car, au quotidien, quantité de distances, de frontières et de malentendus perdurent. Parce que la sexualité n’est pas simple affaire de goût, aussi anodine et innocente que de préférer le rouge au bleu ou les pommes aux poires.
Avec finesse et intelligence, William Marx commence par souligner combien le désir sexuel – « chose mentale », aurait dit Léonard de Vinci – donne forme au rapport à soi, au monde, aux autres. Il n’engage pas seulement, et de loin, excitations ou manières de jouir. Au contraire, il trace, de proche en proche, des chemins esthétiques, éthiques, politiques qui se révèlent vite singuliers, à condition qu’on les explore et les décrive comme ils le méritent. De telles investigations supposent d’oser se mettre à nu, tout en parvenant à penser précisément ce qu’on vit. Elles demeurent donc fort rares. La réussite de cet essai ciselé, fragmentaire et atypique, tient d’abord à ce double registre : les anecdotes y côtoient les concepts, les confessions intimes les analyses générales. Il y est en effet « question d’amour, de drague, de fantasme, de pornographie et de taille du pénis, mais aussi de Vélasquez, Kant, Proust, Oshima et Cat Stevens, des chauffeurs de taxi, des colonies de vacances (…). De la vie érotique de Jésus, également. Et de la vie tout court. »
Exemple : un chauffeur de taxi, à Toulouse, vante complaisamment à l’auteur la présence dans la ville de quantités d’étudiantes, forcément accortes, dont le printemps dénude les bras et pourvoie les jambes de bas résille… Comment dire au taxi qu’il se trompe d’interlocuteur ? Que n’existe entre eux, aucune complicité machiste ? Si une connivence était possible, l’auteur-client fantasmerait plutôt sur le chauffeur… Dans cette conversation, la plus banale qui soit, en apparence, une frontière invisible sépare les interlocuteurs. William Marx la dénomme limes, du nom qui désignait en latin les limites de l’Empire romain. Ce qui est massivement « normal », évident, usuel, implicite… c’est d’être hétérosexuel – pour le taxi, les amis, les publicités, la société. Vivre hors de cet empire, c’est éprouver à chaque instant le sentiment d’être au-dehors, de venir d’ailleurs – ce que l’auteur appelle « l’étrangement. »
La vraie force de cet essai n’est pas seulement de faire entrevoir et comprendre du dedans une existence homosexuelle, mais bien de permettre à tout un chacun d’éprouver l’étrangeté de son désir. Un hétérosexuel (personne n’est parfait…) sera conduit par ce périple intelligent et sensible hors de son monde usuel. Histoire d’en mesurer les limites, la contingence. Et donc, en un sens, l’étrangeté.
UN SAVOIR GAI
de William Marx
Les éditions de Minuit, 176 p., 15 €