Une mine de rien
Au début, je ne me suis pas rendu compte. Je voyais des files de wagonnets, des extracteurs, des silos de stockage. Je distinguais aussi, très nettement, la vaste cage descendant à vive allure vers le fond du puits. Des mineurs attendaient leur tour, en rangs serrés. Je ne me suis donc pas méfié. J’ai cru de bonne foi que c’était une mine comme les autres, vouée à l’extraction d’un minerai. Peut-être d’une terre rare ou d’un élément précieux, car les gens avaient quand même l’air préoccupé, presque soupçonneux. Ils me regardaient d’un œil méfiant. Ça, je m’en suis aperçu très vite.
Mais ce n’est que peu à peu, pas à pas, que j’ai découvert l’étrange vérité. Non, ce n’était pas un gisement habituel, ni une entreprise normale. C’était bien un site unique, sans équivalent, à peine imaginable. On remontait ici, des entrailles de la terre et à grand peine, du néant – le meilleur qu’on ait jamais vu. C’était une mine de rien.
Attention… ce que les mineurs entassaient dans les bennes n’était encore qu’un néant grossier, un rien très impur, mélangé à de fortes quantités d’être. En surface, dans les grands extracteurs, l’être était centrifugé, filtré, séparé du néant. Le rien de rien, obtenu au terme de plusieurs décantations, était stocké dans des réservoirs spéciaux, capables de contenir sans se désintégrer un vide presque totalement pur.
Ce site étrange ne figurait sur aucune carte. Son directeur, qui finit par devenir mon ami, plaisantait toujours. Il prétendait n’embaucher que des bons à rien, pour en faire, en fin de carrière, d’expérimentés fainéants. Un jour, il accepta de me dire à quoi rimait cette histoire. « Je comprends que cette mine vous étonne. Pourtant, elle existe depuis la plus haute antiquité. Sans elle, le monde ne fonctionnerait pas. Pour que les atomes s’assemblent, il faut du vide. Pour que des marchandises circulent, il faut du rien entre elles. Notre travail, c’est de remettre du jeu, de la distance, d’empêcher que le monde ne devienne compact. Vous êtes philosophe, vous devez donc savoir que Gorgias, l’un des adversaires de Socrate, a rédigé le premier traité du non-être, établissant la supériorité du rien. Et cela a continué, jusqu’à votre Sartre qui, avec L’Etre et le Néant, a donné un mode d’emploi contemporain de notre mine. D’ailleurs, nous avons de plus en plus de commandes, parce qu’il faut, par exemple, injecter du rien entre les véhicules pour fluidifier la circulation, en diffuser dans l’air ambiant pour écarter les particules fines… Excusez-moi, je dois vous quitter. » Il me remit en souvenir un petit cadeau, une production maison : trois fois rien.