Se faire une idée de la poussière
Le plus souvent, personne ne s’y intéresse. La poussière fait partie des déchets et résidus, de cette zone grise où stagne – hors la vue, hors l’attention – la part du monde laissée de côté. C’est toujours là qu’il faut tenter d’aller fouiller, évidemment. Dans le négligé, l’écarté, le refoulé se tiennent en effet les énigmes organisatrices du visible. Peu importe que le point de départ paraisse trivial ou même inepte. En creusant, on trouve matière à vertige.
A première vue, la poussière n’est qu’une énigme domestique. De retour chaque jour, perpétuellement chassée – balayée, aspirée, chiffonnée, plumoïsée –, toujours elle renaît. D’où vient-elle ? Par où passe-t-elle ? De quoi est-elle faite ? Les gestes quotidiens écartent ces questions. Le nettoyage les remplace : la poussière n’est pas à interroger. L’éliminer suffit.
Pas sûr. Car on peut s’étonner de cet éternel retour et de l’obstination infinie qu’une maison propre exige. Que serait donc un monde livré à la poussière, abandonné tout entier à son enrobement lent ? Serait-ce un univers ouaté, protégé, adouci, alangui ? Un cauchemar, au contraire, enfoui sous une chape indistincte et duveteuse, comme un halo d’horreur grisâtre ?
Suivre la pente de cette fiction nous ferait manquer le plus troublant. La poussière, en fait, est une énigme ontologique. Ni néant ni étant – quelque part entre les deux, elle est à la fois évanescente et agglutinante, ténue et têtue. A la frontière du solide et du gazeux, matière pratiquement dépourvue de forme, elle déjoue, mine de rien, les catégories de la métaphysique.
Du coup, tenter de se faire une idée de la poussière se révèle être une expérience limite. Car, pour avoir ce qui s’appelle une idée – claire et distincte, nettement pensable –, des contours sont indispensables. Limites nettes, arêtes roides, voilà ce qui est exigé, depuis que le terme même est apparu : « idée », en grec, se dit « eïdos », « forme » – pas de forme, pas d’idée ! La poussière semble donc impensable. Informe, flottante, pulvérulente, en lisière du visible et du palpable, elle paraît être ce dont la pensée occidentale ne peut parvenir à se faire idée.
Pour penser la poussière, il faudrait aller voir ailleurs, autrement. Réfléchir par d’autres voies. Du côté du fluide plutôt que du solide. Du flou plutôt que du net. Du discontinu plutôt que du stable. Vers les fumées, les brouillards, les nuages, les scintillements éphémères. Vers l’indifférence à l’indigne, la rédemption des déchets et l’égale dignité de toutes les matières.
Le voyage, s’il était possible, serait long et incertain. On l’imagine tantôt décourageant, tantôt émerveillé. Au terme d’un long périple, le monde peut-être apparaîtrait sous une autre lumière – même et autre, intégrant la poussière au lieu de la laisser pour compte. On aurait en chemin mobilisé Lucrèce, comparant mouvement des atomes dans le vide et scintillement soudain des floches révélé par un rai de lumière. On serait allé jusqu’en Inde trouver les dharma instantanés apparaissant et disparaissant dans la vacuité.
Un moment, on crut, de cette façon, pouvoir s’approcher d’une idée de la poussière. C’est alors que la perspective s’inversa. Il apparut soudain que c’était en fait la poussière qui était le modèle secret des idées, qui les rendait possibles.
Dans la pensée, faire le ménage est une activité circulaire.
« Le plus déterminant se situe dans le plus diminué. » François Dagognet