Retrouver la bande-son
On ne fait que regarder. Tout passe par la vision. Vivre d’écran en écran, de page à lire en film à voir, de paysage en portrait… Vous n’en avez pas assez ? Même pour se parler, c’est face à face, yeux dans les yeux. Pourquoi ne pas explorer d’autres versants du monde ? Commencez donc à tourner votre attention ailleurs, à orienter autrement votre sensibilité. Au lieu de l’image, occupez-vous du son.
Des sons, plutôt. Omniprésents, mais négligés. Confondus, amalgamés les uns aux autres, cantonnés en général dans des rôles secondaires. Pas même remarqués, souvent. Et pourtant toujours là, à portée de tympan, dès qu’on veut. Retrouvez-les, il suffit d’une seconde. Tendre l’oreille, simplement. La bande-son vous réserve des surprises. Rien que se laver les mains, par exemple, est un concert ! Discernez donc les chuintements du jet d’eau, les éclats des rebonds à la surface du lavabo, les flip-flap-flop de la mousse, les ruptures de rythme quand on retire un doigt du jet, qu’on frotte une phalange ou rince les paumes.
Ou bien posez-vous un instant dans un jardin public, et fermez les yeux. Au lieu d’un flux sonore compact, homogène et indistinct, chaque brin de son très vite se délie. Ici, oiseau obstiné siffleur suraigu. Là, scooter qui démarre. En fond, urbain tohu-bohu, brouhaha uniforme et ténu. Premier plan : cri d’enfant, par intervalles. Derrière, une femme téléphone. Et puis, régulier, discret, interminable, à peine audible, le chapelet qu’égrène la petite fontaine, jet malingre, gouttes perlées tombant une à une dans une mare minuscule.
Toujours plusieurs sons, jamais un seul. Ou si rarement. Même quand ils semblent lisses – chuchotis des pneus les soirs de pluie, murmures de foule dans les stades, roulis d’écume en bordure d’océan – des grains se détachent, des stridences parfois, en contrepoint. En fait, les sons mènent leur vie. En bande, en contrebande, en meute, ou solitaires, ils se cherchent, se répondent, se quittent et se brouillent, s’associent ou se disjoignent.
Illusions : croire que les sons accompagnent quelque chose, ou qu’ils se soucient de nous, d’une manière ou d’une autre. Ce sont de graves égarements. Car ils ne font aucun cas de nos avis, nos humeurs, nos soucis. Les sons sont, cela leur suffit bien. Mais ils ne sont pas chiens. Dès qu’on leur prête l’oreille, ils s’en donnent à cœur joie. Vous auriez tort d’hésiter. On les trouve par myriades, soulevés par le moindre geste, traversant l’air et l’eau. Vous pourrez toujours en faire bon usage – si vous les approchez comme il convient.
C’est là qu’il faut du tact, si l’on peut dire. Car il n’est rien de plus facile à étouffer qu’un son. Rien de plus effarouchable qu’un petit bruit éphémère, comme un frottement sur une surface à peine effleurée. Même les grands fracas sont très timides. C’est donc tout un savoir-ouïr qu’il vous faudra peu à peu élaborer. Vous y découvrirez, par exemple, que les clapotis détestent les bourdonnements, que les crissements résistent à tout. Délice absolu : d’infimes craquements, brefs et secs, s’alliant aux grands hululements du large dans la lande les soirs de houle… Quand vous en serez là, il faudra apprendre comment vous abstraire du bruit. Mais c’est une autre histoire.
“La musique, c’est du bruit qui pense.”
Victor Hugo