Le moment de se séparer
Tu sais bien de quoi la vie est faite : moments infimes, imperceptibles nuances, métamorphoses microscopiques. Le plus souvent, il faut n’en tenir aucun compte, les négliger sciemment, faire comme si tout était lisse, toujours et tout le temps.
Je te suggère de contrevenir à cette négligence universelle. Prête attention à ces minimutations, transfigurations, dérives difficiles à nommer. Par exemple : cherche à creuser ce qui arrive, juste à ce moment où tu te sépares, comme tant de fois, dans une journée, de tant de gens, juste un instant croisés.
La plupart du temps, tu ne remarques rien. Tu as dit au revoir, à bientôt, à demain, à tout à l’heure… et tu repars, et l’autre aussi. Happés déjà par la suite – trajets, projets, programmes. Pourtant, l’exact instant de la séparation, ce moment précis où l’on s’éloigne, où chacun reprend son monde, est un processus bizarre et mal connu.
Toi et l’autre, lentement, vous décollez du temps qui vient d’être commun. Vous vous en coupez, chacun, doucement ou d’un coup sec. Ce n’est pas forcément triste, ni déchirant, ni douloureux. Juste très étrange, dès qu’on y prête attention. Usuellement, chacun regarde ailleurs, et se jette en avant, court vers le moment d’après. Voilà justement ce qu’il faut éviter. Au contraire, pour une fois, tu vas tenter de t’installer dans ce temps qui s’éloigne, en éprouver les répercussions.
Tu laisseras de côté les pathos et leurs excès. Evacue les angoisses d’abandon, le désespoir sans fond des solitudes soudaines. Il n’y a, dans ces multiples petites séparations de tous les jours, ni drame de la rupture ni noyade effroyable. Pourtant, tu devras écarter aussi, attentivement, les fausses indifférences : se dire au revoir n’est ni neutre ni mécanique.
A quoi donc devenir attentif ? A ce subtil passage du temps à deux – ou davantage – au temps tout seul. Comment sors-tu du monde des paroles échangées pour basculer vers le monologue intérieur ? Où se tient, entre les deux, fugace et subtile, cette frange où chacun se rétracte, reprend ses billes, ramasse sa conscience-balluchon et la remet sur son épaule ? Par quel chemin sors-tu du réseau commun, fait de paroles connexes, de répliques échangées, de circuits de phrases et d’impressions vécues ensemble, pour retrouver un régime plus ou moins solitaire du langage et du corps ? Le difficilissime, c’est d’entrevoir cette transition.
Si tu y parviens, que verras-tu ? Sans doute rien de net ni d’explicable clairement. Une zone grise, plutôt, un no man’s land. Tu ne te trouves déjà plus avec les autres, sans être encore tout à fait avec toi. Tu te tiens dans une phase intermédiaire, une sorte de pays neutre. Ni l’un ni l’autre. Tu viens de te séparer, et tu ne t’es pas encore rejoint. Mais c’est déjà trop dire…