La conscience, cette douche écossaise
Comment ça marche, l’intérieur de notre tête ? Laissons aux experts l’usine aux milliards de neurones, la dopamine, les cellules gliales et tutti quanti. Ce qui m’intéresse est beaucoup plus simple, du moins en apparence : la multitude d’événements que nous vivons à tout instant, dans nos activités les plus banales. Je sais bien que les philosophes, depuis des millénaires, ont accumulé au sujet de l’esprit, de la conscience et de leurs fonctionnements, des tonnes de théories, de traités et de thèses. Très peu, pourtant, ont scruté cette évidence : nous pensons, sentons, imaginons sur plusieurs registres à la fois, au prix de mille ruptures, changements et bifurcations. Les philosophes, presque toujours, ont fait de la conscience un lieu stable et cohérent : ne s’y déroulent qu’une seule perception, un fil de pensée isolé, une intention unique. La plus simple expérience montre pourtant que ce n’est pas du tout ainsi que nous vivons.
Vous êtes sous la douche, par exemple. Observez tout ce que vous éprouvez et pensez en même temps. Les trajets de l’eau sur votre peau, le bruit des gouttes au sol et sur les murs, le parfum de la mousse, les variations d’intensité du jet ne vous empêchent pas de songer au même moment aux tâches qui vous attendent, aux rendez-vous, aux courses à faire, aux rêves de la nuit, à la blague idiote de vos amis, aux nouvelles du jour… Simultanément et en désordre, bouts de souvenirs et bribes de projets, sautes d’idées et croisements d’humeur s’entrelacent, vont et viennent, se combinent à l’eau chaude et aux gouttes.
Et si, pour entrevoir comment ça marche, il suffisait de lever les yeux ? Regardez bien la douche, cette quantité de petits jets, composés de gouttes successives, de projections continues. Ces myriades en mouvement dessinent des lignes. Ce fluide sans forme a des bords presque nets. Quand on nous répète, chez les philosophes, que l’esprit conscient est un, unifié, unique, unitaire, j’aimerais suggérer qu’il ne l’est, sans doute, ni plus ni moins que le jet de la douche. La conscience est une continuité dispersée, comme les séries de gouttelettes qui forment ce flux paraissant posséder une existence propre. La conscience vivante est effervescence multiple, mousse et dégoulinades, bulles et brouillards. Il faudrait, en fait, imaginer une douche composée de gouttes chaudes et d’autres froides, colorées de manières différentes, voire constituées de liquides distincts – écossaise, donc, à tous les sens du terme. Quand on envisage la pensée consciente comme un jet de douche, des questions subsidiaires surgissent, relatives notamment aux tuyaux d’alimentation, aux circuits de distribution, aux nappes phréatiques. Autant de cas de conscience…