Face aux migrants
Ce n’est pas le sujet de la semaine, de la rentrée, ni même de l’année. C’est une question qui va occuper l’Europe sans doute très longuement. Les migrants ne sont plus de petits groupes, mais des vagues croissantes. Et la paralysie, l’émotion, l’empathie, la honte, mais aussi l’inquiétude, le rejet et la violence croissent ensemble. Chaque jour fait entrevoir de nouveaux visages, de nouveaux drames, de nouveaux problèmes insolubles dans l’urgence.
A Calais et à l’Eurotunnel se sont ajoutés Lampedusa, les îles grecques, la route des Balkans, la frontière hongroise… A la course pour échapper aux forces de l’ordre, aux rixes, à la faim succède à présent la mort par noyade, par étouffement, par électrocution. Et des numéros sur les bras des survivants. Dans les opinions, les discussions de salon laissent place aux manifestations et invectives, à mesure que le clivage entre partisans et adversaires de l’accueil s’approfondit.
L’Allemagne et l’Italie sont divisées, la France aussi, l’Europe également. Chacune selon son histoire et ses failles propres. Et tout porte à croire que ces fractures vont aller s’aiguisant, sous le nombre grandissant de réfugiés. Mais la difficulté qui me semble cruciale n’apparaît jamais clairement formulée. Elle n’a rien à voir avec la distinction entre réfugiés politiques, fuyant le chaos des guerres, et migrants économiques, tentant d’échapper au chaos de la misère. Cette séparation, le plus souvent, est artificielle, impossible à établir clairement. Il ne s’agit pas non plus du face-à-face entre « eux » et « nous » – « eux » sans domicile, sans papiers, sans travail, sans sécurité, « nous » nantis, résidents, citoyens, repus… Le vrai conflit s’installe, en réalité, entre deux nous auxquels chacun appartient. Explication.
« Nous, les humains », avons envie de tendre les bras. Ce nous de l’empathie, de la pitié, de la fraternité ne repose pas sur une pauvre commisération larmoyante. Il constitue le fondement même de la morale, comme l’ont montré en leur temps, en des styles différents, Rousseau, Schopenhauer ou Adam Smith. Les sentiments moraux s’ancrent dans les tripes, la sensibilité, l’émotion avant d’être objets de dissertation. La détresse des migrants n’est pas extérieure à ce nous. D’humain à humain, la souffrance se ressent et se partage directement. De même qu’on se jette à l’eau pour ceux qui se noient, dans le feu pour ceux qui vont périr, l’évidence s’impose d’accueillir d’urgence nos semblables en détresse.
« Nous, les nantis », avons envie de fermer la porte, de déclarer que ce n’est pas notre problème, pas notre vie ni notre responsabilité. Ce nous de l’égoïsme et du repli, est aussi celui de la défense des acquis, de la stabilité sociale, de l’ordre public, du chez soi qui n’est pas chez les autres, ni ouvert à tout vent. Se comparer et se préférer, se protéger en refusant d’aider, ces attitudes existent depuis aussi longtemps que la pitié et ses émotions.
La difficulté tient au fait que chacun appartient toujours à ces deux nous à la fois. Bien sûr, il y a des partis, des mouvements, des idéologies distinctes. Des discours opposés, des programmes antagonistes. Mais on a tort d’imaginer qu’il y a simplement deux camps dont s’opposent sensibilités et jugements. Si des tensions se manifestent sur les conduites à tenir face aux migrants, si l’immobilisme marque les politiques comme les débats, ce n’est pas qu’il y ait d’un côté des « gentils » et d’un autre des « méchants « . C’est plutôt que nous sommes tous plus ou moins divisés dans notre for intérieur.
Chacun connaît, d’expérience intime, ces moments d’émotion qui font trouver indispensable d’ouvrir sa porte ou son portefeuille, et ces moments inverses qui font juger nécessaire de privilégier son confort, sa situation ou celle des siens. Mis à part chez les anges et chez les démons – que l’on rêve, symétriquement, incapables du mal ou incapables du bien -, ces deux mouvements sont puissants en tout individu. Et les deux sont banals. Ce qu’il faut voir, c’est que leur tension s’ancre d’abord au-dedans de chacun, et non au-dehors. Et qu’elle n’est pas près de disparaître. Encore faut-il la reconnaître, si l’on veut qu’un jour des solutions existent, qui s’efforceraient d’atténuer ce conflit.