Le Corbusier, un fascisme en béton
Tout le monde connaît Le Corbusier (1887-1965), génie de la Cité radieuse, architecte de choc. Partout célébré, encensé, gloire nationale ou pilier du patrimoine mondial, il a certes inventé des normes nouvelles et marqué de son empreinte le XXe siècle. En revanche, beaucoup ignorent, ou répugnent à relever, le passé fasciste de l’homme comme de l’oeuvre. Reléguées aux oubliettes ou rangées sous le tapis, quantité de données que personne ne conteste sont actuellement remises en lumière. Une minutieuse enquête conduite par Xavier de Jarcy(*) vient rappeler ce versant noir, pour le moins troublant, au moment où commémorations et rétrospectives s’annoncent – à commencer par la grande exposition du Centre Pompidou, qui s’ouvre dans quelques jours – à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de l’architecte français le plus célèbre.
De façon précise, fouillée, probante, le journaliste explore les liens étroits et durables entretenus par Le Corbusier avec les fascistes français membres du Faisceau de Georges Valois, mouvement dissous en 1928, avec des fascistes italiens des années 1920 et 1930, avec les activistes émeutiers du 6 février 1934, ensuite avec le pouvoir de Pétain à Vichy. Pendant plus de vingt-cinq ans, sans interruption, parmi les amis les plus proches, les commanditaires les plus fidèles de Le Corbusier figure une brochette d’idéologues bien connus des historiens. Ils sont habités par la haine de la démocratie, affichent un antisémitisme virulent, font l’apologie de l’eugénisme, ne cachent pas leur sympathie pour les régimes autoritaires. Le Corbusier partagera et soutiendra leur cause – sans jamais pour autant s’encarter. Mais il participera activement à leurs revues, avec des textes qui valent d’être relus.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le placard est bien garni. L’antisémitisme y figure évidemment. En 1913, Le Corbusier juge les Juifs « cauteleux au fond de leur race « . En 1940, il écrit à sa mère : « Leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays. » Il affirme à plusieurs reprises sa sympathie pour Mussolini et pour Hitler. Le plus frappant, toutefois, demeure le lien organique, qu’il souligne constamment, entre ses conceptions urbanistiques et ses convictions politiques. Son objectif majeur : « Créer une race solide et belle, saine », comme il l’écrit en 1937. Son obsession : « L’apurement des grandes villes », l’édification d’une société en ordre, virile, hygiénique, rationnelle. Ses conseils : « Classez les populations urbaines, triez, refoulez ceux qui sont inutiles dans la ville. » Partout se retrouve la même volonté : régularité géométrique, hygiène, pureté, et, si nécessaire, épuration.
Premier étonnement : ces textes sont tous disponibles, et plusieurs historiens, anglo-saxons et français, ont publié des études sur le fascisme de Le Corbusier. Malgré tout, au fil des années, et jusqu’à aujourd’hui, ni les officiels, ni les commissaires d’exposition, ni les critiques, ni évidemment le grand public n’ont semblé vouloir s’y attarder. Il faut s’interroger sur ce système étonnant de blanchiment les élites, qui perdure encore. Il faudrait revenir sur le rôle joué après-guerre par Malraux, par les communistes et les gaullistes pour comprendre comment furent retenues l’audace du créateur, la modernité de l’architecte, et gommée l’idéologie qui les anime.
Se trouve effacé tout ce qui, dans cette oeuvre, relie politique fasciste et urbanisme moderniste. Le culte de l’angle droit, la haine des courbes, du désordre, le refus des sédiments du hasard et de l’histoire, le goût forcené pour la fabrication en série et la standardisation constituent pourtant de l’idéologie mise en forme. La ville doit devenir une machine à produire un homme nouveau, conditionné, contrôlé vingt-quatre heures par jour. Vu sous cet angle, la fameuse « unité d’habitation de grandeur conforme » n’est qu’une cage en béton, destinée à formater l’humain. On est très loin, des libertés et des droits de l’homme. Et très près du rêve mussolinien.
Si l’on admet que les formes véhiculent des idées, cette architecture est un fascisme en béton armé. Au lieu d’entonner encore quelques hymnes à sa vision novatrice et à sa modernité d’avant-garde, mieux vaudrait s’informer et finalement se réjouir que pareil projet ait échoué. Ce qu’on doit contempler, ce sont les prisons radieuses auxquelles nous avons échappé.
(*) Xavier de Jarcy, « Le Corbusier. Un fascisme français », Albin Michel. 288 pages. 19 euros.