Le fanatique et le déséquilibré
Qui était donc Stephen Paddock ? L’assassin de Las Vegas était-il un « homme très très malade », comme l’affirme Donald Trump ? Ou bien un combattant djihadiste, récemment converti, comme le soutient Daech ? Ou encore les deux à la fois ? Il n’y a pas de réponse claire à ces questions, pour l’instant. Mais une perplexité analogue se manifeste, de façon récurrente, à mesure que prolifèrent les violences. En France, en Europe, aux Etats-Unis, d’attaque au couteau en massacre au camion, de fusillade en agression, la même interrogation revient de plus en plus souvent : a-t-on affaire, cette fois, à un « vrai » terroriste, ou à un malade mental ? A un fanatique, ou à un déséquilibré ? Je souhaite montrer que cette interrogation possède un sens, bien sûr, mais qu’il est fort limité. Et qu’elle risque surtout de faire oublier une analyse philosophique plus fondamentale, qui reste à mener.
La portée pratique de la question est d’abord policière. L’enquête sera fort différente, pour la police et les services spécialisés, si l’assaillant est un psychopathe emporté par quelque bouffée délirante ou bien un djihadiste entraîné, agissant sur ordre, en réseau, commandé par une organisation. Malgré tout, la frontière entre les deux n’est pas forcément aisée à tracer, car des facteurs multiples tendent à la brouiller. Les diagnostics psychiatriques peuvent être hésitants, surtout s’ils sont pratiqués après coup, sans dossier d’un suivi hospitalier, à partir seulement d’un faisceau posthume d’indices et d’informations. De son côté, Daech, en pleine période de difficulté, a intérêt à officialiser des meurtres « franchisés », commis par des personnalités instables, saisissant le scenario offert par l’actualité pour passer à l’acte. Enfin, pour divers motifs, bons ou mauvais – c’est un autre débat -, médias et pouvoir politique peuvent choisir de demeurer prudents, parfois de manière excessive.
L’œil du philosophe ne s’embarrasse pas de ces précautions. Ce qui l’intéresse, ce sont d’abord les définitions de ce dont on parle, les concepts en jeu. Or, sur ce registre, entre le fanatique et le déséquilibré, on aura bien du mal à trouver une distinction réellement claire et distincte. En croyant ce clivage pertinent, que suppose-t-on, sans l’expliciter ? Que le terroriste est une personne saine d’esprit, « radicalisée » mais pas véritablement délirante. Cette personne est bien résolue à tuer des inconnus, à sacrifier sa propre vie dans ce massacre, mais c’est là un effet de la propagande djihadiste, de la « radicalisation » – pas de la folie. A l’opposé, le « déséquilibré » est en revanche atteint de troubles psychiques altérant son jugement, l’exposant à des hallucinations, des persécutions imaginaires, des passages à l’acte compulsifs.
Pas besoin d’être grand clerc pour constater qu’il y a là quelque chose de bancal. Le jugement du fanatique n’est-il pas altéré ? Sa vision du monde n’est-elle pas hallucinée, fantasmagorique, délirante ? Pour adhérer intégralement à cette propagande, pour pouvoir se jeter à corps dans perdu dans un attentat-suicide, le terroriste n’est-il pas déjà psychiquement déséquilibré ? Ou bien est-il abîmé, détraqué, désorganisé mentalement par le dressage barbare que les djihadistes lui ont fait subir ?
Pour comprendre combien nous nous trompons de catégories en nous évertuant à opposer, à toutes forces, la figure du combattant et celle du malade, il suffit de relire le vieux Voltaire. Qu’appelle-t-il fanatisme ? « Une folie religieuse sombre et cruelle » , « une maladie de l’esprit ». Entre fanatisme et pathologie, pour lui, pas de distinction : « Lorsque le fanatisme a gangrené le cerveau, la maladie est presque incurable ». Comment opère-t-elle ? « C’est l’effet d’une fausse conscience qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions », précise le philosophe à l’article « fanatisme » du Dictionnaire philosophique.
Ce vocabulaire a vieilli. Pas les idées qu’ils véhiculent. Le fanatisme est une pathologie de la foi religieuse. Le seul critère décisif, pour distinguer un croyant « normal » d’un fanatique – qui apparaît alors comme nécessairement déséquilibré -, est l’imposition de la vérité par la violence. Ce qu’il considère comme vrai, le fanatique l’impose à tous les autres, à la société, au monde, à l’histoire – par tous les moyens, y compris les plus inhumains. Il se trouve légitimé, à ses propres yeux, par la vérité unique qu’il détient. Le fanatisme est un refus absolu du pluralisme. Voilà en quel sens c’est toujours un déséquilibre.